Le visage de l’Ombre
Il se tenait là, debout, revêtu d’une bure dont l’étoffe semblait tissée d’une obscurité que rien ne pouvait traverser, pas même la lumière. A la place du visage en partie recouvert du sommet du crâne jusqu’au front, un vide, un néant aux proportions gigantesques.
Rien n’émanait de lui si ce n’est une conscience étendue sur l’infini cosmique. Et je le regardais…
Tandis que nous étions face à face, sur un autre plan de conscience simultanément, des hordes innombrables déferlaient de lui jusque sur la Terre. Elles se projetaient ici, dans le Monde, comme autant de commandos masqués et concentrés sur un seul but : semer le chaos.
Il sût mon nom comme je sus le sien, et la reconnaissance de nos places respectives fut à ce moment là scellée. Tandis qu’il restait là et me fixait, immobile, étrangement silencieux, je pouvais lire et décrypter parmi les trames subtiles de son déploiement la stratégie qu’il avait choisie de mettre en œuvre. Non pas détruire, non pas projeter sa force et son pouvoir sur des terres en déserrance mais nourrir cette part d’obscurité que nous portons tous, afin de l’innerver. C’est ainsi – du moins le semble t’il – qu’il avait décidé de porter son action insidieuse. Il influerait sur le cours naturel des choses afin que les angles morts qui nous voilent le regard se renforcent, afin que nos instincts se tendent et s’agitent, confiant en le fait que nous succomberions peu à peu sous le jeu de nos parts intrinsèques d’obscurité. Si nous nous laissions hypnotiser par les spasmes fluctuants de l’ombre en nous, nous deviendrions les acteurs et les instigateurs de notre propre chute. Ainsi accentuerait-il l’occasion des conflits, les instincts, la violence, la cupidité, la peur, l’individualisme et retournerait-il les hommes les uns contre les autres.
Depuis la nuit des temps tout ce qui fait la fibre des mondes est imprégné de son influence et de sa force. Cette dernière replie la nature essentielle des choses et des êtres sous un masque de fausse inconscience. Elle éloigne autant que faire se peut l’essence en nous tenant dans l’illusion qu’elle demeure à jamais inaccessible voire illusoire. Ce mensonge d’envergure cosmique déforme la perception des sens et de la conscience au point de maintenir celle-ci dans une vision inversée du réel. Tandis que l’homme porte en lui une pure êtreté qui est le fondement premier de sa nature, il la cherche indéfiniment car la pensant ailleurs et très au-delà de lui, dans des cieux et des espaces à jamais éloignés. Dans l’inversion des réalités fondamentales, la matière devient le dénominateur commun à l’existence entière tandis que la nature spirituelle est reléguée derrière les voiles spéculatifs d’un au-delà « flouesque » et sans nom mais déconnecté de l’existence concrète. L’homme se vit comme une créature sans but ni sans sens, alors que les ciels et l’essence lumineux qui en sont pourtant l’origine seraient à jamais ailleurs ou oniriques, mais surtout pas ici. L’ombre recouvre la conscience essentielle de multiples couches opaques jusqu’à l’enfermer complètement derrière les murs d’un ostracisme et d’un isolement muets, au point qu’esprit et matière soient totalement étrangers l’un à l’autre.
Ainsi nous retrouvons-nous seuls, incarcérés dans l’illusoire pesanteur de la matière et du mental, séparés de nous-même, séparés de l’existence au sens large. Nous serions des créatures nées du hasard, des nains semés dans quelque recoin de l’univers, loins de tout, proches de rien, pas même de nous-même, aveugles, sourds et désespérément pensants.
Mais tout cela est le résultat d’un mensonge né des temps premiers et immémoriaux, un mensonge qui a recouvert de son manteau de désespérance et de mort l’essence et la pureté de l’être, comme la nature entière de l’existence. Certes nous ne sommes ni les maîtres de l’univers, ni des dieux. Nous sommes “bien plus” que cela : nous existons.
Nous pouvons percer ces voiles d’obscurité, chacun à sa mesure et selon ses moyens, comme autant d’étoiles qui naîtraient dans l’espace froid et obscur du cosmos. En retrouvant le lien avec la pureté de l’être qui est en nous, en cessant de nous identifier par la force des choses à un ego à la fois illusoire et désarçonné, en reconnaissant cette part du Divin que nous portons tous et en la laissant œuvrer, en embrassant la vie hors des conditionnements qui nous pétrissent, en collaborant au chemin qui s’ouvre devant nous, alors il y a de fortes chances pour que l’amour, la simplicité, la fraternité et l’harmonie à laquelle nous aspirons tant émerge enfin au grand jour. Et peut-être que ce jour là nous découvrirons la vie avec un regard neuf et libre, peut-être que la matière révèlera sous nos yeux des richesses jusqu’ici insoupçonnées. Peut-être qu’esprit et matière nous apparaitront comme une seule et unique réalité, l’âme joyeuse, déployée et tendue depuis l’alpha jusqu’à l’omega.
2002 | Aïlango